Avec « Les artisans rêveurs », la clowne Sylvie Martin s’amuse à « kidnapper » le public au pied des tours des Moulins Liot. C’est dans le collège de ce quartier de Fontenay-le-Comte qu’elle-même a été kidnappée par le théâtre, grâce à sa professeur d’arts plastiques. « Je serai comédienne », décide-t-elle immédiatement, faisant valser toutes les barrières symboliques, scolaires et économiques rencontrées par la suite. Elle nous raconte la puissance rassembleuse du clown sur sa vie et son quartier.
Quelle est votre histoire, votre démarche artistique ? Comment est née la Compagnie Les artisans rêveurs ?
Mon père était cuisinier, alors nous avons souvent déménagé, lorsque j’étais petite, jusqu’à ce quartier de Fontenay-le-Comte : Les Moulins Liot. Au collège, ma professeur de dessin voulait faire du théâtre. Elle a invité le comédien professionnel Jean-Claude Gauthier. J’ai commencé en 5e et je n’ai jamais arrêté. C’était le déclic !
Rêvant de devenir comédienne, je suis partie en lycée artistique, mais mes profs annoncèrent que je n’aurais jamais le bac.
Comme mes parents ne pouvaient pas financer mes études, ils m’ont orientée vers un BEP sanitaire et social, proche de la maison. C’était une immense déception, mais je me suis inscrite à toutes les activités culturelles du secteur.
Après mon BEP, j’ai fait les 3-8 à l’usine, et réussi à intégrer le Conservatoire de La Roche-sur-Yon en arts dramatiques. J’ai obtenu mon diplôme et rejoint différentes compagnies de théâtre itinérant sous chapiteau puis de danse. Après quinze ans de tournée, ne trouvant plus de place dans les compagnies existantes, j’ai monté « Les artisans rêveurs » en 2010. Le projet initial était d’exercer la profession, ce qui ne constitue pas une réelle ligne artistique… C’était le moment de mener une réflexion sur mon parcours artistique et mes aspirations. J’ai repensé à mes premières créations. Ce qui m’animait le plus dans l’art, c’était le travail clownesque… J’ai ainsi fondé la compagnie « Les artisans rêveurs » en lui donnant cette ligne artistique, spécialisée dans le clown et le masque larvaire découvert par Jacques Lecoq en 1960. Au fil des ans, nous avons monté sept spectacles, toujours accompagnés d’action culturelle.
Comment êtes-vous arrivée dans les quartiers populaires ? Pourquoi est-ce important d’y mener des actions culturelles et artistiques ?
Cela fait plus de 17 ans que j’interviens aux Moulins Liot, avec des actions culturelles et en tant que clowne. Lorsque j’étais au Conservatoire, déjà, je suis revenue au collège de mon quartier : « Avez-vous des élèves intéressés par le théâtre ? Je peux venir ? »… On m’a répondu : « Oui, mais nous n’avons pas d’argent… » Cela ne m’a pas arrêtée. L’année d’après, nous avons trouvé des financements. Aux Moulins Liot, la Ville ne propose aucune action culturelle dans l’année. Nous sommes la seule compagnie professionnelle de théâtre à Fontenay. Si en tant qu’association nous n’y allons pas, personne ne vient.
Personnellement, la rencontre avec le théâtre m’a sauvée. Alors si je rencontre une seule personne qui n’a pas eu la chance d’aller au théâtre, cela vaut le coup !
Il y a quatre ans, on m’a encouragé à déposer un projet dans le cadre du contrat de ville. J’ai proposé un spectacle à la sortie de l’école. On a touché 120 personnes d’un coup ! Puis nous sommes allés au pied des tours, sur la place publique, avec les clowns Aimé et Paulette. J’ai vu petit à petit s’avancer des enfants de toutes couleurs, des familles de toutes les cultures, c’était merveilleux. Peu importe la langue, le langage des clowns est corporel et universel. Alors l’année d’après, on a rêvé plus grand ! On s’est associés au festival de la Ville, « Les Ricochets », proposant des spectacles de juin à septembre, cela a fonctionné. En 4 ans, nous avons réuni 7 260 spectateurs. Alors on ne va pas s’arrêter là !
Quels sont les effets du clown, dans le quartier ? Comment associez-vous les habitants aux créations artistiques ?
Aux artisans rêveurs, on ne fait pas le clown, on est clown. Un clown incarné, qui va proposer une histoire et toucher le public pour lui permettre d’avancer. Par exemple, Aimé n’a pas envie de se marier avec Paulette, il trouve qu’elle est moche. Il va nommer une condition au mariage. Peut-on dire non ? Peut-on dire à quelqu’un qu’il est moche ? Nos spectacles abordent les thèmes du mariage, de la folie, de l’héritage familial… À travers cet art et ces thèmes universels, on peut questionner l’humain. C’est ce que nous défendons.
Le clown rassemble. Les gens sont joviaux, ils savent qu’ils vont rire, puis ils pénètrent dans des questionnements plus profonds.
On se positionne comme médiateurs. Il faut aller voir régulièrement les habitants, boire un café, écouter leurs envies, pour construire ensemble. J’insiste pour que les habitants soient le plus impliqués possible. Quand il y a un spectacle, les loges des artistes sont installées dans la maison des habitants qui préparent des gourmandises. Nous mangeons tous ensemble. Cela montre que nous sommes comme eux, un artiste n’est pas un surhomme. Nous avons choisi ce métier-là.
Nous travaillons également dans les Ehpad, avec le projet « Les clowns en chambre », mais aussi dans les écoles, avec des projets d’immersion. Les masques permettent au corps tout entier de développer un langage très puissant. Les enfants se croient cachés, et créent de véritables personnages et corporalités.
Y a-t-il eu des surprises, des inattendus dans ces rencontres, ces actions culturelles ?
Oui, une habitante récemment m’a demandé : « j’aimerais que les clowns soient plus nombreux. Et aussi qu’il y ait de la musique ! » Le cahier des charges se corse, mais je suis ravie de voir émerger ce regard plus critique sur le clown et sur l’art. Les habitants savent ce qu’est un spectacle. Cela aiguise les sens, les envies. Aussi, nous avons organisé une guinguette, une année, proposant un travail artistique pour habiller l’espace public. La fois suivante, les habitants nous ont dit : « Ça suffit, la guinguette, on s’en occupe ! » C’est cela qui me plait, je n’avais pas vu venir tout ce que nous pouvons faire ensemble. Au début, je suis arrivée dans le quartier avec l’idée de jouer pour eux, aujourd’hui, nous faisons ensemble.
Quels seraient vos souhaits futurs pour l’épanouissement culturel et artistique des habitants des quartiers populaires ?
J’ignore combien de temps durera le contrat de ville… Ce que je souhaite pour les quartiers, c’est de la continuité. Il était très important d’ancrer la culture à un endroit, pendant quatre ans. Nous avons démarré petits, avec un travail de terrain qui prend du temps. Maintenant que l’esplanade des Moulins est identifiée par les gens, nous pouvons commencer à aller sur les autres quartiers. L’an prochain, nous allons créer une parade de cinq clowns, pour essayer d’emmener les gens avec nous. Commencer dans les murs pour sortir hors les murs. Leur dire que c’est possible, que la culture théâtrale s’adresse à tout le monde. Aussi, je souhaite associer les habitants à la programmation du quartier, les emmener sélectionner des spectacles. J’aimerais dans le temps que l’action culturelle soit pérenne, que la Ville s’engage pour une programmation régulière dans ces quartiers. Je souhaite que l’on continue à investir ces quartiers, à se mobiliser pour ces publics-là. Que le QPV (quartier prioritaire de la politique de la ville) de Fontenay se rapproche des QPV d’autres villes, car avec leurs similitudes, nous pouvons mutualiser notre travail entre compagnies différentes.
Propos recueillis par Marie Fidel
Crédit photo (clowne Paulette) : Alain Mascaro