Avec l’association Café Prod, la réalisatrice Sophie Razavi et son co-réalisateur Karim Bouheudjeur capturent les mots et les images pour conserver l’histoire sociale de places disparues du quartier de Bellevue. Au-delà de la mémoire affective, c’est un véritable savoir historique qui est sauvegardé à travers la voix des habitants et les archives formelles et informelles.
Quels sont les objectifs de votre association Le Café Prod ?
Café Prod est une association militante, montée par des anciens de Télénantes, qui a pour but de mettre l’audiovisuel au service des quartiers populaires, de promouvoir une autre image, pour et par les habitants. Samuel Argentier, co-fondateur, a un ancrage particulier avec le quartier Bellevue, où il a grandi. Il a eu envie d’explorer, de mettre l’audiovisuel au service des associations et des habitants pour leur donner une visibilité et diffuser une autre image du quartier que celle qui domine dans les médias. Lors des projections, le public a vu l’intérêt de la démarche, et les commandes ont commencé. Voilà comment nous avons été appelés pour réaliser un court-métrage documentaire sur la place des Lauriers en 2019 puis un plus long format sur la place Mendès-France, intitulé « La place centrale », en 2020, dans le cadre du renouvellement urbain du quartier. Personnellement, je travaille comme intermittente dans le cinéma et du point de vue militant, je m’investis comme co-réalisatrice au Café Prod, avec Karim Bouheudjeur, qui comme Samuel, a lui aussi un lien avec Bellevue.
Pouvez-vous nous présenter vos actions ?
A Café Prod, aucune année ne ressemble à une autre. Parfois, nous collaborons avec des associations sur des projets de courts-métrages. D’autres fois nous faisons des reportages sur des évènements. Ce que nous produisons fait l’objet de projections, qui suscitent de nouveaux projets. Depuis quelques années, nous avons lancé des ateliers auprès des 16-25 ans, pour leur apprendre les pratiques audiovisuelles et rencontrer des professionnels. Lors du documentaire sur la Place des Lauriers qui allait être démolie avec la rénovation urbaine du quartier Bellevue, nous connaissions les personnes qui ont témoigné, directement ou via les associations ancrées dans le quartier. D’abord, nous les rencontrions sans caméra, pour discuter du projet et commencer à préraconter. La deuxième fois, on sortait micros et caméras en petit comité, pour que la personne soit à l’aise. Ces documentaires ne se font pas sans la confiance. Nous voulions montrer une diversité de profils, d’origines et raconter comment une certaine majorité avait vécu cet espace. Une histoire englobante, collective.
Pourquoi est-ce important de cultiver la mémoire dans ce territoire, avec ces habitants ?
Lors des projections, les bénéfices se voyaient dans le retour du public. C’est rassurant pour eux qu’il reste une mémoire collective d’un lieu disparu. Nous laissons le documentaire en accès libre sur internet, alors ils peuvent montrer à tout moment que cela a existé, que cela ne reste pas dans la solitude de leur mémoire. Mais au-delà de réchauffer le cœur des habitants après le phénomène de « tabula rasa » de la rénovation urbaine, les archives et récits sous forme audiovisuelle témoignent de 40 ans de la vie d’un lieu.
Ce qui nous a intéressés, place des Lauriers et place Mendès-France, c’est le lien entre un projet d’urbanisme pensé sur un quartier et la manière dont les habitants détournent l’usage de ce lieu. Par exemple, un parking a été fermé pour éviter que les jeunes fassent des bêtises, mais cet endroit était aussi le lieu des rendez-vous galants. La méconnaissance de ces sociabilités d’usages entraine des politiques urbaines ratées.
Ce travail sur la mémoire offre une autre manière de regarder un lieu que celui véhiculé dans les médias, de comprendre ce qui l’a construit et ce qui a été capable de s’inventer par des gens qui osent.
L’histoire et la mémoire des habitants sont tellement plus riches, fortes et diversifiées… En filmant les gens, j’ai découvert des choses que je n’avais jamais lues dans les livres d’histoire. Il m’arrivait de filmer pendant quatre heures, ce qui entrainait un travail de montage gigantesque ! Mais c’était important, au-delà du documentaire, de conserver le maximum de souvenirs. Les anciens détiennent un regard et un savoir précieux sur le lieu qui mériterait d’être connu des universitaires. Le savoir se crée lors des entretiens, lorsqu’on les filme. Cela va au-delà du souvenir qui réchauffe les cœurs.
En quoi l’outil cinématographique permet-il de cultiver la mémoire d’un lieu et d’accompagner le sentiment de nostalgie ?
Objet démocratique, l’audiovisuel permet de capturer la voix des gens et leur histoire et de rendre visibles la mémoire et les images d’archives. En plus des témoignages d’habitants, nous avons effectué un travail important de recherches d’archives photos et vidéos de la place des Lauriers. Nous avons puisé dans le travail de Samuel qui filme le quartier depuis plus de 20 ans, et dans les vieilles VHS des camarades associatifs du quartier. Place Mendès France, les seules photos trouvées venaient de la Chambre du commerce et de l’industrie, de plans annotés au fond d’un dossier et de quelques archives personnelles. Dans les archives institutionnalisées (INA), nous avons trouvé surtout des faits divers. Heureusement qu’il y avait les reportages de l’église ! La mémoire visuelle des lieux est volatile. Je pense à la fameuse pataugeoire qui accueillait tous les rituels de l’été aux beaux jours. Nous n’en avons trouvé qu’une photo. Les gens se rendent compte qu’ils habitent un territoire qui change tellement vite, que c’est précieux de faire des photos, de filmer, sinon ils vont avoir l’impression d’une page blanche.
Par rapport à la nostalgie, l’idée serait d’intégrer davantage de parole de la jeunesse qui est dans le présent, qui ne vit pas dans le « c’était mieux avant ». Leurs aînés vont raconter une époque de société très forte. La place n’est plus comme avant, ils ont un sentiment ambivalent : comme c’était mieux avant, c’est triste, alors autant que la place change et n’existe plus. On ne peut guérir ce sentiment, mais on peut leur permettre de déposer leurs souvenirs et faire exister cette parole quelque part.
La culture est un endroit où chacun, parce qu’il a une sensibilité, peut produire du beau.
Dans le documentaire « Place des Lauriers », un habitant dit : « C’est comme cela qu’on développe le quartier, avec l’art, le cinéma, la musique, le dessin, … c’est par la culture qu’on va sortir du quartier à un moment ou un autre… ». C’est la génération des années 90, qui voyait la culture comme un moyen d’être regardé différemment, non plus comme des pauvres, des migrants, des délinquants en puissance, mais des gens qui produisent de la culture. Vivre une autre expérience, faire dévier la trajectoire enfermante des sociologues. Avec cette idée, tu fais tomber le cliché. Puis les autres générations ont suivi et se rendent compte que le combat reste aussi social et économique. C’est ce que nous renvoient les associations présentes aujourd’hui. La culture fait respirer, mais les priorités sont les maraudes et le soutien scolaire. Il ne faut pas oublier cela. Quelques-uns vont s’en sortir avec la culture, mais c’est un domaine où il y a beaucoup d’appelés pour peu d’élus. Heureusement que le beau est accessible à toutes les classes sociales. La culture est un endroit où chacun, parce qu’il a une sensibilité, peut produire du beau. La pratique culturelle donne du recul et permet de s’armer face à l’adversité, d’articuler nos problèmes avec des enjeux sociaux.
Propos recueillis par Marie Fidel