Entretien avec Arnaud Bruyère, Coordinateur culturel sur le territoire de Rennes.
Quels sont les objectifs de l’association ?
Les pratiques artistiques et culturelles peuvent être vecteur d’insertion. A Danse à tous les étages nous en sommes convaincus, et c’est pourquoi nous mettons en œuvre chaque année plusieurs projets d’action artistique et sociale. Association créée en 1997, Danse à tous les étages est aujourd’hui labellisée Centre de développement chorégraphique national (CDCN) itinérant en Bretagne. Notre mission est de participer au développement et à la structuration de la danse sur plusieurs territoires situés entre Rennes, Brest, l’agglomération de Concarneau et le Centre-Bretagne. Cela se traduit par le soutien et l’accompagnement d’artistes chorégraphes et de leurs œuvres, ainsi que par la rencontre avec les habitant.es de nos différents territoires d’intervention.
Notre projet est avant tout fondé sur l’humain, le lien et l’ouverture à l’autre. Depuis la création de l’association nous développons des projets d’action artistique et sociale à destination de publics en situation de fragilité sociale : jeunes en décrochage scolaire, femmes en difficultés, personnes en situation de migration, personnes âgées, habitant.es des quartiers prioritaires… Tous ces projets sont co-construits avec des partenaires sociaux impliqués dans l’accompagnement ou la remobilisation de personnes en difficulté sociale et/ou professionnelle (structures de l’emploi, CCAS, foyers d’hébergements, EHPAD, structures d’accompagnement social…). Le dialogue pour la compréhension de l’autre, de ses problématiques et de ses enjeux, est au cœur de notre démarche de travail afin de construire des projets adaptés et au service des publics et des artistes.
Comment se concrétise votre démarche ?
Ainsi sont notamment nés Créatives et Portraits en mouvements, deux projets de création collective. Créatives est développé chaque année dans quatre villes bretonnes : Brest, Morlaix, Rennes, et Saint-Malo avec un groupe de femmes en remobilisation sociale ; tandis que Portraits en mouvements se déroule à Brest et à Rennes avec un groupe de jeunes de 16 à 29 ans en situation de décrochage scolaire ou de remobilisation professionnelle. Ces projets, à l’exception de l’édition morlaisienne, se déroulent également en lien avec les quartiers prioritaires tels que définis par la politique de la ville.
Ces deux projets se déroulent selon des formats différents : deux ateliers hebdomadaires durant deux mois pour Créatives ; deux semaines intensives de stage pour Portraits en mouvements. Les formats sont différents, mais les enjeux sont les mêmes : créer la rencontre entre des personnes et des artistes, les amener à créer des formes d’expression artistique collectives inédites, et agir comme un tremplin pour la remobilisation.
L’enjeu d’amener des personnes en situation de fragilité sociale à travailler avec des artistes est de proposer de nouveaux moyens d’expression de soi, basés sur des pratiques artistiques, et notamment sur la danse et l’affirmation des corps, afin de regagner en confiance en soi et en ses capacités pour entamer de nouvelles étapes de son parcours de remobilisation.
Qui sont vos publics ?
Les publics que nous accueillons dans Créatives et Portraits en mouvement sont des personnes en désaffiliation depuis plusieurs années. Les liens tissés dans leur sphère sociale et relationnelle se sont délités peu à peu ou suite à des événements spécifiques, au point d’amener une grande vulnérabilité sociale. Ils et elles sont dans des situations d’inactivité professionnelle, d’isolement fort, de perte de confiance, en prise avec des problématiques de santé mentale, d’handicap. A l’entrée dans le projet elles ont le sentiment d’être en marge de la société, d’avoir des difficultés à trouver leur place, d’être invisibilisées et stigmatisées. Elles sont orientées sur nos projets par nos partenaires sociaux, avec l’enjeu de travailler à regagner confiance, estime, engagement, et ouverture aux autres.
Pour ces personnes, participer à un projet artistique est généralement une première. Très peu sont celles qui ont déjà eu l’occasion de s’engager dans ce type de projet, ou même d’avoir une pratique artistique régulière ou occasionnelle. Leurs motivations à intégrer le projet sont donc en premier lieu l’impact sur elles-mêmes que le projet peut avoir (confiance, estime…). Les outils utilisés pour cela, qu’ils soient artistiques ou autres, sont souvent secondaires. Leurs attentes sont : retrouver du lien social, de la confiance, prendre du temps pour soi, se reconstruire.
Les projets d’actions artistiques et sociales sont construits avec des ateliers de pratique réguliers. Ces ateliers sont menés par des artistes professionnels avec l’enjeu de construire un objet artistique commun. Le premier axe de travail est la découverte du groupe, de chacun.e, et œuvrer à la cohésion de groupe. De nombreux exercices artistiques permettent de se découvrir autrement, et d’amener les personnes les plus en retrait (qui se qualifient souvent de « timides » ou « renfermées ») à s’exprimer et prendre leur place. Le travail artistique collectif, et particulièrement celui lié à la pratique de la danse contemporaine, a cette particularité que chacun.e doit avoir sa place, une place qui lui est propre, qui peut être différente de celle des autres, avec une partition différente, mais surtout qui l’amène à affirmer sa créativité et son individualité. Faire ensemble avec chacun.e est le leitmotiv porté par les artistes auprès des participant.es. Personne ne sera mis de côté.
Que leur apporte le travail artistique ?
Une fois le travail de découverte et de cohésion de groupe entamé, les artistes amènent de nouveaux outils artistiques ayant pour objectif de tester les affinités, difficultés et endroits de créativité de chacun.e et du groupe. Le travail artistique se caractérise donc par le fait d’aller chercher de nouveaux endroits d’expression. Lorsque ces endroits sont identifiés le travail se poursuit par leur développement, afin d’amener chacun.e à aller le plus loin possible dans son expression, sa créativité, voire sa prise de risque. Ce processus doit demeurer très flexible afin de pouvoir se réajuster au mieux en fonction des réactions des participant.es et de leurs freins. C’est un fil ténu qu’il convient d’identifier et d’appréhender pour chacun.e des participant.es. Pour cela, les artistes apportent leur maîtrise des outils d’expression artistique et leur connaissance de la gestion d’un groupe d’interprètes artistiques. A Danse à tous les étages nous faisons également appel à un.e médiateur.rice social.e pour identifier les freins et difficultés de chacun.e et assurer leur prise en charge.
Ce.tte médiateur.rice social.e est présent.e à tous les ateliers de pratique artistique et est le/la référent.e des participant.es pour leurs difficultés rencontrées dans le projet, ainsi que pour celles rencontrées en-dehors du projet et qui pourraient altérer leur participation et leur engagement dans l’action (problématiques de santé, de gestion du stress, d’organisation personnelle…). Cette personne assure le lien entre les participant.es et les artistes, veillant au bon dialogue entre elles, à créer des espaces de dialogues entre eux, mais aussi indépendants, et à faire le lien avec les structures sociales qui assurent un suivi régulier des participant.es et de leur parcours de remobilisation. Elle peut être sollicitée pour des rendez-vous ponctuels, intervenir durant les séances pour gérer une crise émotionnelle, ou faciliter la pose des limites du travail artistique.
Le travail artistique, et particulièrement de la danse, pousse à affirmer son identité. C’est tout le corps qui est engagé, et s’exprime face aux autres. Le premier travail artistique est donc de travailler au lâcher-prise corporel afin de le rendre détendu et disponible à la construction d’un propos artistique. Pour les participant.es, alors dans des situations de désaffiliation, se montrer et s’affirmer face aux autres est un défi. Ce défi est d’autant plus grand que la finalité des ateliers artistiques est de présenter son travail devant un public. Cette échéance est source de stress. Dès le début du projet il peut être un frein à l’engagement dans l’action. La force du travail artistique est d’amener un travail collectif, où une certaine interdépendance des un.es envers les autres se tisse au fur et à mesure de l’avancée du projet, et où la force collective finit par prendre le pas sur les peurs individuelles. Le travail artistique tend à sonder les limites des possibles de chacun.e, néanmoins il tend tout autant à trouver les endroits où chacun.e se trouve dans un confort et une force pour s’exprimer pleinement.
Comment se déroule la fin du projet ?
Pour garantir le bon déroulement de cette présentation publique et s’assurer qu’elle soit porteuse d’une dynamique positive et ne réactive pas au contraire une spirale négative, il convient de la présenter telle qu’elle est : une restitution de travail et non un spectacle ; et garantir pour chacun.e qu’il/elle est dans un endroit d’expression dans lequel il/elle est en confiance.
Cette présentation est toujours un tremplin important dans la reprise de confiance et d’estime de soi. Elle incarne, pour les participant.es, le fait d’avoir réussi à se montrer, s’exprimer, s’affirmer devant d’autres. C’est aussi être replacé au centre de l’attention pendant un moment, redécouvrir que l’on peut être regardé, considéré et admiré pour ce que l’on est et pour son travail. C’est aussi souvent une redécouverte de soi et de ses capacités. Le public présent est généralement constitué de proches des participant.es. « Je ne l’avais jamais vue comme ça », « je ne pensais pas que tu aurais fait cela un jour » sont leurs retours les plus fréquents. L’affirmation identitaire des participant.es est ainsi valorisée et reconnue par les autres, que ça soit la sphère sociale proche ou plus éloignée, et concourt à re-légitimer leur existence et leur place dans la société.
Ces actions artistiques, par leur nature, stimulent la créativité, poussent les individus à s’affirmer, amènent à se confronter aux autres (au sein des ateliers ou lors d’une présentation publique) et c’est ainsi qu’elles agissent comme tremplin pour tenter d’enrayer le processus de désaffiliation et le remplacer par un cercle vertueux de reconstruction individuelle.
Il convient toutefois d’accompagner également la sortie de projet afin de ne pas créer de rupture lorsque cette dynamique positive est relancée. L’après-restitution publique est un moment où le sentiment d’abandon peut réenclencher une spirale négative. La dynamique collective est donc poursuivie par d’autres rendez-vous, toujours aussi réguliers, qui continuent à rassembler le groupe et à les orienter peu à peu vers d’autres endroits d’engagements : associatifs, culturels, artistiques, professionnels…
Les pratiques artistiques et culturelles ont donc une capacité à être vecteur d’inclusion, à condition de placer les participant.es au centre, de leur donner un objectif de travail structurant, d’accompagner socialement leur évolution tout au long du projet, et de préparer la sortie de projet et le transfert du cercle vertueux enclenché vers une autre sphère, sociale, culturelle, artistique, ou professionnelle.
Crédit photo : Danse à tous les étages
Contact : www.danseatouslesetages.org